Tiré de Storytelling 2020

Par Dafna Lender

Mai/juin 2020

Nous sommes mardi à 16 heures. Je rencontre une patiente de 14 ans pour la première fois. Tout ce que je sais d’elle, c’est ce que son assistante sociale m’avait dit lors de l’appel téléphonique de cinq minutes que nous avons dû passer pour fixer le rendez-vous : « Elle s’appelle Juliette. Son père est en prison. Sa mère est absente. Sa mère d’accueil est trop occupée pour venir en thérapie. Juliette va prendre le bus pour aller à votre bureau. »

Je suis habitué à ce genre d’appels brusques maintenant. Il n’y a jamais d’émotion, juste un simple exposé des faits. « Pourquoi l’envoie-t-on en thérapie ? » ai-je demandé à l’assistante sociale.

« Elle est irrespectueuse. Elle rit au nez de ses parents adoptifs quand ils lui demandent de faire des corvées ou lorsqu’ils la  discipline. Elle s’isole, ne leur parle pas, n’a pas d’amis. »

« Quel est son projet de vie ? Est-ce qu’elle va rentrer chez elle ? Va-t-elle être adoptée par cette famille d’accueil ? Une autre famille ? »

« Non, non, non. Juliette restera dans cette famille d’accueil jusqu’à ce qu’elle soit émancipée du système de protection de l’enfance. »

Lorsque j’entre dans la salle d’attente pour rencontrer Juliette, la réceptionniste ouvre les yeux en signe d’avertissement et fait un signe de tête en sa direction. Je me retourne pour voir une grande fille vêtue d’un jean noir, de bottes noires et d’un sweat-shirt noir avec une capuche qu’elle porte bas sur les yeux, donc on ne peut pas les voir. Son sac à dos noir est tellement rempli qu’il s’étend sur mètre entier derrière elle.

« Juliette, salut. Je suis Dafna. » Je tends la main. Elle lève la tête juste pour une seconde, me laissant à peine entrevoir ses yeux. Elle ne dit rien. Elle est intimidante. Je retire ma main.

Dans mon bureau, Juliette se cogne sur le canapé. Bruit sourd. La lampe de table tremble en réponse. « Hé, c’est sympa de te rencontrer », je dis. « Comment s’est passé le trajet en bus jusqu’ici ? »

Silence. « Pourquoi ne me parle tu pas un peu de toi ? Avec qui vis-tu ? » Plus de silence.

Nous restons assis comme ça un moment, aucune ouverture  dans l’obscurité de cette capuche. Puis finalement, elle parle : « Je vis avec ma salope de mère d’accueil et son salaud de mari et ma stupide soeur d’accueil. »

« Ok. Cool », je dis. « Comment tu trouves l’école ? On dirait bien que tu as beaucoup de devoirs. » Je fais un geste vers le sac à dos géant.

« Nan », dit-elle, « ce n’est pas ça. »

« Qu’est-ce que tu veux dire ? Ce ne sont pas des livres pour les devoirs ? »

Elle maintient un sourire ironique mais ne dit rien. Je la regarde, mais elle ne se retourne pas. Je remarque que ses doigts sont longs et fins, que ses cheveux bruns se bouclent en petites vrilles au-dessus de cette capuche sombre, que ses lèvres sont si sèches qu’elles sont fendues. Même si je ne peux pas voir son visage, je la reconnais. « Quel est  ta colation préféré ? » J’essaie.

Elle me regarde pour la première fois depuis la salle d’attente. « Des chips au piment », me répond-elle. Aucune hésitation.

– – – –

Nous sommes le mardi suivant et Juliette est sur le point d’arriver. Je traverse la rue pour aller acheter des chips au piment et un soda à l’orange. Je reviens juste à temps pour la voir passer la porte avec son jean noir, ses bottes noires, son sweat à capuche noir et son énorme sac à dos bien rempli.

« Salut, Juliette, tu es de retour », lui dis-je, toujours essoufflée. Elle se met derrière moi et se cogne dans le canapé, la capuche comme un bouclier, encore une fois. « Je t’ai apporté des chips  au piment et du soda », je gazouille. Elle ne bouge pas. Ses mains sont dans la poche de son sweat à capuche. Elle ne veut pas lever les yeux. « Tiens », lui dis-je, en ouvrant le sac et en le plaçant à côté d’elle. J’enlève le bouchon du soda et je le pose sur la table. Elle s’arrête une seconde, se raidit, puis prend les chips et commence à manger lentement. De temps en temps, elle prend une gorgée de son soda. Elle ne me regarde pas du tout.

Je regarde la couche rouge artificielle des chips pimentées s’infiltrer dans ses lèvres crevassées. Je me demande si ça fait mal. On ne dit rien tant qu’elle n’a pas fini. Elle semble loin. « Tu veux jouer aux cartes ? » Je lui demande avec désinvolture. Juliette hausse les épaules. Nous jouons au Go Fish pour le reste de la séance. À la fin, elle me regarde et dit : « Mon papa jouait aux cartes. »

– – – –

Le samedi suivant, je suis au magasin et je vois  des tubes de baume à lèvre étincelants à la caisse. Je pense aux lèvres gercées de Juliette et je lui en prends un. J’achète aussi un paquet de 12 chips pimentées et un soda à l’orange. En transportant ces articles chez moi, je me demande si la menthe poivrée de la sucette va apaiser ses lèvres ou les faire piquer davantage. Pourquoi suis-je si inquiète pour cette fille ?

Mardi, j’entends Juliette piétiner, piétiner, piétiner dans le couloir, puis elle se jette sur le canapé. Sa capuche reste sur ses yeux, son grand sac à dos sur le sol près de ses bottes. Elle attrape les chips et le soda sur la table. Quand elle a fini de manger, je lui dis : « Hé, j’ai remarqué que tes lèvres sont gercées, alors je t’ai apporté du baume à lèvre, juste pour toi. J’ai mis ton nom dessus. »

Je tends la main pour le lui donner, mais elle ne bouge pas. Je rapproche ma chaise et je lui dis : « Regarde, tu aimes ce parfum ? C’est tout nouveau. Tu vois le sceau ? » Elle regarde toujours en bas. Je me penche en avant. Je prends un risque. Je brise le sceau, j’enlève le capuchon, je tends la main sous son capuchon vers ses lèvres et j’applique le beaume à lèvre étincelant. Elle ne bouge pas, mais elle ne bronche pas non plus. Elle se lèche les lèvres au bout d’une minute. Elle prend le tube et l’inspecte. Je lui dis : « Je vais le garder ici pour toi, et tu pourras l’utiliser à chaque fois ». « Il sera là juste pour toi. »

– – – –

La séance suivante commence de la même manière : piétinez, piétinez, piétinez, tapez sur le canapé, les yeux cachés – sauf que maintenant, après s’être tapée sur le canapé, Juliette sort ses lèvres de sous la capuche, en attendant que j’applique le baume à lèvre à la menthe poivrée et scintillante. Je fais attention à ne pas dépasser les limites de sa moue trop prononcée. D’une certaine manière, l’enjeu est important. Je suis presque sûr que si quelqu’un m’avait vu à ce moment-là, je me serais retourné en supervision. Limites ! Mais ça marche – la capuche s’abaisse.

Juliette prend le jeu de cartes et commence à distribuer sans parler. Elle mange ses chips pimentées, boit son soda. On ne dit rien, elle ne me regarde même pas la plupart du temps. Chlack !, je pose une carte ; chlack ! elle pose sa carte. Tapote, je pose ma carte ; tapote, elle pose sa carte. La chanson de Queen me passe par la tête. « Est-ce de l’accordage, ou juste un fantasme ? Les neurones miroirs s’enflamment. … c’est la réalité ! »

Quand elle vient dans mon bureau la semaine suivante, elle cherche immédiatement ses chips. « Oh, mes chips », dit-elle à bout de souffle, comme si sa vie dépendait de ce sac. Elle m’offre une chips. Je ne tolère pas la nourriture épicée, mais j’accepte et je prends quelques bouchées. Instantanément, ma bouche est en feu. Elle glousse de plaisir tandis que j’ouvre les lèvres et que je prends de l’eau. Puis, en s’éloignant, elle me raconte sa journée : surtout, à quel point ses parents adoptifs sont stupides, à quel point sa sœur adoptive est idiote, comment elle aimerait pouvoir vivre avec sa mère. J’essaie d’agir avec désinvolture, mais je continue à penser, incrédule, qu’elle est en train de discuter avec moi ? Quand je lui demande où elle pense que sa mère est, elle me répond : « Je ne sais pas. Elle était chez mon oncle, mais elle n’est plus là.-bas Où est ton père ? Mon père est en prison. »

J’essaie de ne pas lui transmettre trop d’émotion, rien qui puisse la pousser à se replier dans les recoins de cette sombre capuche. « Est-ce que tu lui parles parfois ? »

« Non », dit-elle, « parce qu’à chaque fois qu’il appelle de prison, mes parents adoptifs fouineurs me font mettre le haut-parleur. »

Quoi ? ! Je me dis que ce n’est pas bien. Je suis indignée pour elle. « Tu veux l’appeler d’ici ? » je m’exclame.

Juliette me regarde avec de grands yeux. « D’accord. »

Chaque fois qu’elle entre dans mon bureau, elle agit comme si elle était paniquée : « Tu as mes chips ? » Mais ce que j’entends, c’est : Tu te souviens de moi ? Est-ce que je compte ? Est-ce que tu t’en soucies ?

Nous envoyons une lettre à son père pour lui demander de l’appeler lors de son prochain rendez-vous – et il le fait. « Papa », ses voix brillent de dévotion – une voix très jeune et douce, que je ne reconnais pas. « Oui, je me débrouille bien à l’école. Oui, je suis sage à la maison. Oui, j’aime lire et tout ça. D’accord, papa. D’accord. Je t’aime, papa. » Elle raccroche. Maintenant, elle est silencieuse. Nous jouons aux cartes pour le reste de la séance. Elle ne dit pas un mot, ne laisse même pas sortir un sourire jubilatoire quand elle gagne. J’essaie de l’engager en gémissant et en me plaignant de perdre, mais elle ne répond pas. J’essaie de lancer bruyamment ma carte sur la table pour qu’elle le fasse aussi , mais sa carte ne revient pas.

– – – –

La session suivante, j’ai un « poste de salon de manucure » installé dans mon bureau. J’ai eu cette idée de mon mentor de Theraplay, Phyllis Booth, comme un moyen amusant de répondre aux besoins d’attachement d’un enfant et de lui prodiguer des soins. J’ai donc un bac d’eau chaude et moussante pour le trempage, une crème pour les cuticules, une lotion pour les mains, une lime à ongles et une variété de vernis colorés que j’avais apportés de la maison. Quand elle voit les fournitures, un regard interrogateur traverse son visage. Elle s’installe sur le canapé et commence à inspecter les couleurs. Je commence à lui nettoyer la main, puis à la sécher, à lui appliquer une lotion. Elle veut alterner le vert et le bleu du vernis, ce que je fais volontiers. Et à ma grande surprise, plus on avance dans la manucure, plus elle devient sociable.

Très vite, elle glousse et couine en me racontant des histoires sur sa sœur adoptive qui a été assez stupide pour se faire prendre à garder de la nourriture sous le lit, puis qui a pleuré quand on lui a crié dessus.

« Comment as-tu appris à ne pas pleurer quand tes parents adoptifs te crient dessus ? » Je lui ai demandé.

« Moi, je ne pleure pas. »

« Tu as déjà pleuré ? »

Hausse les épaules. Longue pause. Puis elle se penche et dit : « Tu sais pourquoi mon sac est si plein ? »

« Pourquoi ? » Je lui demande.

« Parce que », chuchote-t-elle, « c’est mon arme. »

« Ton arme ? Tu veux dire que tu as une arme là-dedans ? »

« Non, mon sac à livres est mon arme. Quand je descends du bus, je le balance ! Je le balance très fort pour que quelqu’un se prenne un coup. Ils me disent : « Hé, attention ! Et moi, « Ha, ha ». Désolé, c’est juste mon sac de livres ! J’ai beaucoup de devoirs, connard ! »

« Oh, » je dis, « alors ça te protège un peu dans le bus ? »

« Ouais », dit-elle, en faisant une pause. « Tu fais des ongles vraiment jolis. » Je sèche ses ongles jusqu’à ce qu’ils soient secs. Juliette les admire et se réjouit. Je l’escorte dans le couloir jusqu’à la porte. La même fille qui est entrée avec une capuche sur les yeux en sort maintenant avec les mains en l’air, comme si elle était de la royauté. « Au revoir, bye, bye. »

– – – –

Cela dure un an. Son assistante sociale et sa mère d’accueil sont agacées par moi parce que les comportements grossiers de Juliette à la maison empirent, au lieu de s’améliorer. Je n’arrive pas à faire en sorte que Juliette parle de sa famille d’accueil au-delà du fait qu’elle pense qu’ils sont stupide, je ne parviens pas non plus à lui faire dire  beaucoup de choses sur sa famille d’origine. Je n’arrive pas à lui faire faire des fiches de travail sur l’identification des anxiétés, des inquiétudes ou des espoirs ; je n’arrive pas à lui faire mettre en pratique les techniques d’adaptation que j’essaie de lui enseigner. Ce que je peux faire, c’est lui peindre les ongles, lui demander de me battre aux cartes, créer des poignées de main élaborées en dix parties avec elle et lui donner des chips pimentées à manger. A chaque fois, des chips. Chaque fois qu’elle entre dans ma chambre, elle agit en panique : « Tu as mes chips ? » Mais ce que j’entends, c’est : « Vous vous souvenez de moi ? Est-ce que je compte ? Est-ce que tu t’en soucies ?

Les chips pimentées sont toujours sur la table. Oui, tu es importante. Oui, je me soucie de toi. Nous sommes ici ensemble. Malgré l’absence de progrès mesurables dans son dossier, je sais ce que je fais avec Juliette. Je ne me contente pas de voler dans le noir sans instruments. Je la laisse se sentir en sécurité et existante dans mon esprit. Je lui donne une base de sécurité. Mais partager des chips et se faire les ongles avec Juliette n’est pas en accord avec les pratiques du reste du monde de la thérapie.

« Vous essayez d’être son amie, pas son thérapeute », me dit un jour son assistante sociale au téléphone.

« D’accord », lui dis-je, « mais avez-vous demandé à Juliette si la thérapie l’aidait ? »

« Oui, je l’ai fait », répond-elle, le dédain dans sa voix. « Juliette m’a dit que la seule raison pour laquelle elle va en thérapie, c’est parce que vous lui donnez des chips. Je ne sais pas ce que vous pensez faire, mais nous pensons que vous n’êtes pas le bon thérapeute pour elle. Nous avons donc pris la décision de la changer de thérapeute. La semaine prochaine, c’est votre dernière séance. »

Je suis furieuse. Je vais voir immédiatement mon patron. « C’est tellement injuste », je dis. « Cette gamine est si seule ! Elle ne répond à rien d’autre que la nourriture ! Je dois jouer avec elle et m’occuper d’elle. C’est le seul moment où elle s’ouvre ! »

Mon patron dépose les papiers qu’il tient dans les mains et me regarde. « Dafna », dit-il, « l’assistante sociale m’a aussi appelé. Ils pensent que vous avez des problèmes de limites avec Juliette. Ils ont vraiment remis en question votre conduite professionnelle. Je vous suggère de laisser tomber. »

Laisser tomber ? ! La laisser tomber ? Laisser tomber ce que nous avons ensemble ? Je suis dévasté.

Juliette et moi avons notre dernière séance. Nous jouons à tous nos jeux habituels. Nous mangeons des chips pimentées. La dernière chose que nous faisons avant qu’elle n’entre dans l’ascenseur est de pratiquer notre poignée de main en 10 parties. C’est une danse élaborée d’applaudissements, de pompes, de coups de hanche, de pirouettes et de tremblements. Je lui dis que je n’oublierai pas notre poignée de main spéciale. Elle rit. Elle est presque étourdie, comme le premier jour où nous lui avons fait les ongles. La porte de l’ascenseur s’ouvre. Elle entre et ne se retourne pas. Les portes se ferment.

Je retourne à mon bureau, profondément triste. Elle avait l’air si heureuse. Qu’est-ce que cela signifie ? Étais-je bête de penser que je comptais pour elle, que je l’aidais d’une quelconque manière ? Je n’ai jamais entendu ni revu Juliette.

– – – –

Quatre ans plus tard, je participe à une réunion des services de protection de l’enfance où je planifie le retour d’un garçon chez sa mère biologique après avoir vécu en famille d’accueil. Neuf d’entre nous sont assis à une longue table stérile. Nous faisons le tour pour nous présenter. Je dis : « Je suis Dafna Lender, thérapeute familiale ».

À ma droite, une assistante sociale que je n’ai jamais rencontrée auparavant recule soudainement sa chaise et me touche le bras. « Dafna ?! Vous êtes Dafna ? La dame des chips ? J’ai un enfant sur ma charge de travail qui parle de vous tout le temps !

Uh oh ! La voilà qui arrive, je pense, me préparant à un rappel de mon échec. « Elle t’aime, putain ! » s’exclame l’assistante sociale. « Et c’est une dure à cuire. Comment avez-vous fait ça avec elle ? Vous êtes la dame des chips, n’est-ce pas ? »

Au fond de moi, une sensation réconfortante baigne mon corps dans la chaleur – une reconnaissance profonde d’avoir compté dans sa vie. Et je lui réponds fièrement : « Oui, c’est vrai. Oui, c’est bien moi. Je suis la dame des chips. »

***

Dafna Lender, LCSW, est la directrice de la programmation internationale de l’Institut Theraplay, formatrice certifiée en thérapie et en psychothérapie dyadique du développement, et co-auteur de Theraplay : The Practitioner’s Guide.